Interview avec Hervé Le Goff – 2014
« Théâtre des corps »

De Tina Merandon, vous ne verrez guère de natures mortes, encore moins de paysages. Passionnée par le monde vivant, par l’emprise de l’environnement naturel ou symbolique, elle multiplie les séries gouvernées par les relations de tension, de lutte ou de pouvoir. “Anima”, réalisé à la faveur de sa dernière résidence à Aulnay-sous-Bois y fait l’objet d’une exposition en s’inscrivant dans une œuvre sensible et cohérente, soutenue par la commande ou guidée par les obsessions, et régulièrement exposée en Europe, aux Etats-Unis et en Asie.

“ L’improvisation est un processus de création sans objectif formel. ”

À quoi tiennent votre vocation de photographe et son engagement dans une voie plasticienne ?

J’ai toujours aimé la peinture, Cranach, Dürer, les expressionnistes allemands comme Kirchner, ou l’américain Jackson Pollock. J’ai fait un Diplôme national d’initiation plastique à Cergy-Pontoise et passé un CAP de photo dans une école à Lyon. J’ai commencé à travailler comme assistante, puis, je suis devenue photographe free- lance. Pendant une dizaine d ‘années, j’ai collaboré avec le quotidien Libération, j’ai appris une bonne part de mon métier au contact de l’équipe iconographique du journal. On me demandait un travail très graphique, j’ai appris la concision et la rapidité. Après cela, j’ai réalisé ma première série, « Le Cirque ». Puis “Syndromes”, en mémoire à mon père, sur les cadres du quartier de la Défense, ces êtres solitaires, en costume cravates avec attaché-case. C’est à cette époque que je suis entrée à la galerie Agathe Gaillard.

À partir de quand, avez-vous senti que votre travail était pris au sérieux ?

C’est un peu délicat de répondre soi-même à cette question, mais je pense qu’Agathe Gaillard a cru en moi, elle m’a appris beaucoup de choses par touches subtiles. Sa présence était très forte et en même temps elle n’intervenait jamais dans le processus créatif.

La couleur semble être chez vous une manière de normalité. Avez-vous songé à travailler en noir et blanc. Ne serait-ce que l’espace d’un sujet ?

J’ai parfois la tentation du noir et blanc, elle revient régulièrement. Mais je pense que notre époque, notre monde en général, n’appelle pas au noir et blanc et j’ai le sentiment d’un décalage trop esthétisant. En réalité, je n’ai pas d’impératif, je fais ce que je veux sans jamais me couler dans des cases pour faire plaisir aux uns ou aux autres. Et puis la couleur en argentique et en moyen format, c ‘est très riche, très texturé ! Certaines de ces compositions à plusieurs personnages se rapprochent du théâtre contemporain.

Auriez-vous aimé travailler avec des chorégraphes ?

J’aimerais beaucoup cela, mais cela ne s’est jamais fait. La mise en scène, c’est utiliser l’énergie des gens pour en faire quelque chose. “Combattre la mort par le mouvement” l’intitulé de la préface de Dominique Baqué dans le catalogue est tout à fait ça : quand ça ne bougera plus, ce sera la mort. Ces petites filles qui courent tête baissée dans la série, c’est tout à fait moi. La séance photo les galvanise, faire travailler son corps, ça permet d’affronter des problèmes relationnels. Mon casting passe par des annonces, des rencontres avec des associations, il relève finalement beaucoup de la motivation des gens.

D’où vient cette interrogation obsessionnelle sur le pouvoir qu’on retrouve dans Vertigo ?

« Vertigo », c’est en grande partie une collaboration avec Le Monde.  J’ai travaillé pendant 5 à 6 ans sur les personnalités politiques avec ce journal : la question du pouvoir, comment les gens l’exercent les uns sur les autres, comment se gèrent les conflits, tout cela est récurrent chez moi. Au début, on me demandait de photographier des gens d ‘horizons divers, mais j’ai voulu assez vite me concentrer sur les politiques. La violence qu’ils exercent sur eux-mêmes et sur les autres me fascinait. La rédaction du Monde obtenait les rendez-vous beaucoup plus facilement que je n’aurais pu le faire moi-même. Pendant les séances de pose, séances qui ne dépassaient souvent pas quinze minutes, j’essayais de capter une image différente de celle que ces leaders ou ces ministres veulent donner d’eux-mêmes, de trouver leur face cachée. Ils se prêtaient au jeu, j ‘y mettais toute mon énergie.

Comment a surgi cette étonnante série de chiens qui n’a rien d’une galerie de portraits de toutous ?

Depuis des années, je rêvais de photographier des combats de chiens. Ces combats sont interdits en Europe, je suis allée au Mexique, mais cela s’est révélé impossible. En 2008, j’ai rencontré des dresseurs de chiens d’attaque en Île-de-France. Nous avons pu organiser des prises de vues. Ces photos sont très fortes, en grand format et provoquent des réactions assez passionnelles auprès du public. Puis il y a la série des « Nus ».

Pourtant, ces nus n’en sont pas vraiment. À quoi rattacher la protection du vêtement que vous laissez à vos modèles ? Et pourquoi aussi ne concevoir de nu qu’en couples ?

J’ai fait des nus en pied sur fond noir puis j’ai détruit les trois-quarts de ce travail. Ce qui m’intéresse, c’est la confrontation à l’autre : les gens ne sont jamais seuls, comme les chiens qui sont face au spectateur. Ce sont des improvisations où les gens se déshabillent se rhabillent, c’est dans l’esprit de ce mouvement que j’ai réalisé cette série. Comme la série des combats, ceux sont des gens qui dans la vie se livrent à des luttes de pouvoir qui deviennent visuellement des jeux corporels. Ils improvisaient pour moi et je déclenchais dans l’action.

Il vous arrive assez souvent de travailler en résidence et de produire en ces occasions des séries constitutives de votre œuvre. Comment recevez-vous ces invitations et quelles parts de libertés et de contraintes vous comportent-elles ?

La proposition d’une résidence est toujours une belle opportunité pour un.e artiste, comme celle dont j’ai bénéficié au Bourget, à La Capsule, immédiatement suivie de l’invitation d’Aulnay-sous-Bois avec l’École d’Art Claude Monet. La liberté de création est totale, j’ai pu finir ma série sur « les Chiens » et réaliser une séquence d’hommes et de femmes en groupes qu’on retrouve dans l’exposition “Bang”. La seule contrainte, c’est le temps : attendre d’abord que les choses se mettent en place, que les budgets se concrétisent et à la fin, être prête pour l’exposition après avoir géré l’accrochage, la préparation de l’édition éventuelle livre ou d’un catalogue comme celui qui sera en partie financé par le Conseil général de la Seine-Saint-Denis sur les deux dernières résidences.

Comment préparez-vous vos séries, toujours très fortes ? Marquent-elles l’aboutissement d’un projet, d’une scénarisation ?

Non pas du tout, les idées sont latentes, elles surgissent progressivement, spontanément. Avant de travailler, je fais beaucoup de croquis, je pose des mots-clés. Mes photos sont toujours prises dans le mouvement, si elles sont construites, elles ne sont jamais posées, ce n’est jamais du reportage. Les gens bougent tout le temps et j’essaie de capter des choses. C’est souvent décontextualisé, ma mise en scène est la plus simple possible. En ce qui concerne les chiens d’attaque, je sentais la violence autour de moi et j’ai eu envie de travailler dessus. Les enfants et les animaux, c’est quelque chose qui était en maturation, autour d’une relation fusionnelle, de l’objet transitionnel, qui disparaît à l’âge adulte.

Comment se passe votre activité de maître de stage ?

J’ai commencé à Beauvais avec Diaphane dans une classe d’enfants, j’avais un trac fou ! J’ai longtemps photographié en solitaire, ne connaissant le plaisir de la relation à l’autre qu’à travers la séance du portrait ce qui me plaît toujours. Je m’aperçois que j’aime maintenant beaucoup le travail en groupe. Dans tous les workshops la première séance débute par des jeux corporels. Je place les gens dans une salle neutre, ils bougent, ils se détendent et tout cela provoque une énergie nouvelle en eux et entre eux. Puis les gens s’emparent des appareils photo et réalisent leurs propres images. Le stage se termine par une projection au cours de laquelle les photographes présentent, commentent et critiquent leur production. L’urgence est qu’ils se révèlent à eux même.

Peut-on vous demander quels sont vos projets ?

J’en ai plusieurs ! Continuer la série des enfants et les animaux, photographier des corps dans la nature. Je compte reprendre un sujet personnel sur la chasse à courre sur lequel j’ai travaillé pendant un an, avec l’idée de cette course-poursuite entre une meute de chiens, des hommes et une bête qui cherche à s’enfuir et qui y parvient parfois. J’ai encore un rêve, faire une résidence croisée avec des musiciens. C’est un peu ambitieux et compliqué, mais je trouve l’enjeu passionnant.

Propos recueillis par Gilles La Hire • Tina Merandon, Anima. Espace Gainville, Aulnay-sous-Bois. Jusqu’au 7 décembre 2014

Interview avec Hervé LE GOFF – 2014

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