Texte de Nathalie Perrier, 2019
Elles sont cinq, réunies le temps d’une scénette sous l’œil de la photographe Tina Merandon. D’elles, on ne sait rien ou presque. Au centre, assise, une femme, africaine. Puissante, forte, une Madone. La lumière des flashs illumine son visage. Autour, dans une légère pénombre, quatre femmes, debout, vêtues de boubous colorés. Les regards se croisent, les mains s’agitent. Elles discutent. On se croirait dans un tableau. Intimiste, sacré, mystique. La prise de vue n’a duré que quelques minutes, elles semblent figées pour l’éternité.
Ces femmes de la diaspora d’Afrique de l’Ouest, des militantes qui se battent pour les droits des femmes, Tina Merandon les a rencontrées dans le cadre de la résidence « Babel » au centre Tignous d’art contemporain de Montreuil (Seine-Saint-Denis). Pendant cinq mois, de janvier à mai 2019, la photographe, aidée de ses deux assistantes, Ingrid Bailleul et Ambre Raimbault, a arpenté sa ville, Montreuil, avec son moyen format numérique et ses flashs.
Montreuil, la ville aux cent langues
Les échanges humains, la relation à l’autre, notamment dans l’espace urbain, sont depuis toujours au cœur de la démarche artistique de Tina Merandon. Mais, cette fois, le terrain n’est pas circonscrit à un club de boxe, un studio de danse, un gymnase, un quartier… Il est immense, infini. Il est Montreuil, la ville aux 105 000 habitants, aux 100 langues, aux 2000 associations. La photographe avait en tête la tour de Babel du peintre Pieter Bruegel. Babel est cette ville mythique qui regroupe une multitude d’humains qui parlent une multitude de langues. Dans la Bible, c’est un endroit où règne le bruit, la confusion, où les gens ne se comprennent pas. Ce mythe, ce conte, illustre aux yeux de Tina Merandon la nécessité d’échanger, d’avoir un socle commun pour vivre ensemble. Socle qui, pour l’artiste, est la République.
Pas question pour autant de documenter. Si la photographe invoque Michel Foucault et le « Souci de soi » et des autres qui seuls permettent d’assurer la pérennité de la cité, elle se réfère aussi à Gilles Deleuze et à sa « Logique de la sensation » qui fait appel à l’instinctif, aux forces vitales. Car chez Tina Merandon c’est bien l’émotion, le ressenti qui prime. Les corps se mêlent et s’emmêlent, les épaules s’effleurent, les bras s’enlacent, les têtes se touchent… Les photographies de Tina Merandon donnent à voir cette gestuelle de la rencontre et de l’échange, ce temps suspendu entre tension, quiétude, violence et douceur. Elles montrent les corps qui se positionnent les uns par rapport aux autres, la compression des corps dans un espace défini, l’énergie qui se dégage de tous ces corps, là, ensemble.
La chorégraphie des corps
Dans « Manège », sa série babélienne consacrée aux mêlées familiales, les corps à nus se mêlent au point de se confondre. Tout le monde a sa place, mais on ne sait plus qui est qui, le père, la mère, à qui appartient cette jambe, ce bras… Ce sont les liens sanguins, mais aussi cette proximité géographique où chacun essaie de protéger son territoire, physique et mental. Ses photos racontent l’aspect oppressif, oppressant, de la famille mais également la dynamique de la famille.
Emmêlés, libérés de la pesanteur, en mouvement ou figés, les corps sont saisis dans des chorégraphies puissantes. Improvisées, ses photos n’en sont pas moins très travaillées. Tina Merandon est en interaction avec les habitants de Montreuil. Elle les interpelle dans la rue, les rencontres via des associations, les prend en photo dans l’espace public, chez eux, au centre Tignous. A chaque fois, elle leur demande de créer une petite scène autour de la thématique des échanges. Ses photos ont cette théâtralité spontanée qui les rend éternelles. Elles sont aussi picturales. Tina Merandon travaille avec soin la couleur et la composition, et son travail tend vers l’abstraction. Ses portraits, qu’elle appelle ses « Têtes », sont des cris : elles font écho au langage primitif, animal. Car sa recherche artistique n’est pas seulement photographique. Elle se décline en vidéos de foule en mouvement (carnaval, fanfare, brigades de sapeurs-pompiers, etc.) et en captations de bruits (langages, cris, pleurs, etc.). Avec ce projet Babel, Tina Merandon a su construire un langage pictural coloré, composite, universel. A l’image de sa ville mosaïque.
Nathalie Perrier